Entreprises : comment font-elles face à la crise ?

Thomas Reverdy, enseignant à Grenoble INP – Génie industriel et chercheur au laboratoire PACTE*, Axel Genevois, chargé d’études à PACTE, étudient les changements organisationnels dans les entreprises pour faire face à la crise sanitaire en cours**.
La crise sanitaire actuelle bouleverse les organisations industrielles et logistiques en profondeur. Ainsi, la préoccupation de la rentabilité a laissé place à des exigences sanitaires et à la nécessité de maintenir l’activité pour répondre aux besoins de la population et préserver les capacités productives.


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Thomas Reverdy, enseignant en sciences humaines et sociales à Grenoble INP - Génie industriel et chercheur au laboratoire PACTE, étudie les facultés d’adaptation des entreprises
face à cette crise sans précédent. Pour cela, il recueille avec Axel Genevois, chargé d’études à PACTE, une cinquantaine de témoignages de cadres, ingénieurs et techniciens en formation continue à Grenoble INP, en apprentissage en filière « Ingénierie de la performance industrielle durable » (IPID) et sur le réseau des Alumni de l’école.« Si les media ont beaucoup insisté sur les cas emblématiques d’entreprises qui ont totalement réorienté leur production pour fabriquer des masques, des visières ou encore du gel hydroalcoolique, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, souligne le sociologue. Dans toutes les activités, les entreprises ont dû se réorganiser. » A la fois très humaines et très matérielles, les activités industrielles et logistiques ont été fortement impactées, mais finalement relativement peu arrêtées : dans la région grenobloise, les usines de micro-électronique, de construction électrique, de chimie, ont continué à produire en adaptant leurs priorités.
 

Une disparité des préoccupations


L’un des premiers constats de l’enquête menée par Thomas Reverdy et Axel Genevois est qu’il n’y a pas, au sein des entreprises, une perception homogène des menaces. Les dangers perçus ne sont pas les mêmes selon qu’on est simple salarié ou cadre dirigeant… Si le virus est vu par tous comme un danger, d’autres menaces sont identifiées selon les catégories socio-professionnelles. Tandis qu’une partie du management est très mobilisée par la survie économique de l’entreprise (chute de la demande, les problèmes d’approvisionnement, relations avec les fournisseurs…), l’encadrement de proximité est très investi sur les mesures de prévention et tente de répondre aux inquiétudes des salariés quant à leur santé et celle de leur entourage, ou leur emploi… « Chacun n’accorde pas la même importance, la même valeur, aux objets ‘mis en risque’, indique Thomas Reverdy dans son enquête***. Certains accordent de la valeur à la poursuite de l’activité et au respect des engagements vis-à-vis des clients, alors que d’autres considèrent que, face au risque pandémique, seule les activités ‘indispensables’ peuvent justifier d’être exposés à une contamination. »

En outre, les croyances de chacun quant à l’exposition au risque viral et à sa propagation conditionnent les actions de prévention que chacun sera prêt à accepter de mettre en place, d’où l’importance du dialogue. Les consignes de sécurité sont réinterprétées en fonction des situations et les mesures de prévention définies suite à des négociations entre management et salariés. Les managers de terrain et préventeurs, soumis à la pression salariale et syndicale, ont été très fortement sollicités. « Il ne suffit pas simplement d’obéir aux consignes et aux gestes barrières, mais d’identifier toutes les formes possibles d’exposition et d’inventer des modalités de travail et de circulation qui minimisent l’exposition. » Des activités de terrain, passant souvent inaperçues, comme celle des agents de nettoyage ou des manutentionnaires, sont devenues critiques.
 

Des mesures adaptées au cas par cas


Cette crise met en lumière la faculté d’adaptation des entreprises. Certaines adaptations sont préoccupantes en termes économiques, comme des efforts importants de réduction des coûts qui se sont traduits par des arrêts des contrats avec les prestataires, très présents dans les projets de développement de nouveaux produits… De plus l’activité industrielle a été maintenue mais avec des incertitudes sur la demande réelle des clients dans les prochains mois. L’enquête qui sera poursuivie avec Axel Genevois, permettra de mettre en évidence les différences et les récurrences entre les entreprises de différents secteurs comme la distribution : « La première leçon de la crise est l’importante résilience des organisations productives, dans la capacité à intégrer de nouvelles contraintes, à gérer des incertitudes. Mais cette crise réhabilite le rôle du dialogue social, de la qualité de la relation managériale, la capacité à rendre compte et expliquer, à construire aussi un sens partagé autour des risques, des situations concrètes de travail, mais aussi des chaines d’interdépendances qui lient les activités économiques entre elles. Nous en aurons besoin quand il s’agira de faire face aux autres menaces, en particulier le changement climatique et la raréfaction des ressources, » conclut le chercheur dans un article récent.****


*PACTE, laboratoire de sciences sociales, est une unité mixte de recherche du CNRS, de l’Université Grenoble Alpes et de Sciences Po Grenoble

** Cette enquête s’inscrit dans un projet de recherche mené également avec Céline Cholez, maître de conférences à Grenoble INP – Génie industriel et chercheur au laboratoire PACTE, sur la résilience de différentes organisations (industrie, logistique, commerce et distribution) à la pandémie

*** « La continuité de l’activité sous la menace du Covid-19 : une résilience fondée sur la négociation » Thomas Reverdy, Maître de Conférences, UGA, PACTE, Grenoble INP et Véronique Steyer, Maître de Conférences, i3-CRG, École polytechnique, CNRS, IP Paris

**** « La continuité d’activité sous la menace du Covid-19 : l’apprentissage difficile de la négociation de crise » Thomas Reverdy, Maître de Conférences, UGA, PACTE, Grenoble INP