La force insoupçonnée des annuaires téléphoniques

Seriez-vous prêt à vous jeter dans le vide suspendu à un élastique, lui-même accroché à deux annuaires dont les pages ont été entremêlées une à une ? Certainement non. Et pourtant, vous ne risqueriez (presque) rien !
Aussi incroyable que cela puisse paraître, il est quasiment impossible de séparer deux annuaires dont les pages ont été intercalées. Et ce, quelle que soit la force que l’on applique. Mis au défi par les journalistes de « On n’est pas que des cobayes », un consortium de scientifiques* s’est penché sur la question pour expliquer ce phénomène.
Tout d’abord, ils ont intercalé des feuilles de papier, les ont placées verticalement dans une machine de traction et ont mesuré la force nécessaire pour les séparer en fonction de leur nombre, de l'épaisseur du papier et de la distance de recouvrement. Ils ont démontré que dès lors que le nombre de pages est suffisant pour résister à une tension, le simple fait de multiplier par dix le nombre de feuilles peut dans certains cas amplifier d'un facteur dix mille la résistance des annuaires à la traction. Ils ont ensuite construit un modèle pour expliquer leurs observations. Jean-Francis Bloch, enseignant à Grenoble INP – Pagora et chercheur invité au Laboratoire 3S-R,  a fourni, en particulier, les valeurs des coefficients de friction statique et dynamique du papier utilisé nécessaires à la quantification du phénomène.
 
France 5

Contrairement à l’explication qui vient à l’esprit selon laquelle les forces de frottement s’additionnent, le phénomène trouve son explication dans la géométrie de la structure entremêlée. « Les pages intercalées les unes avec les autres forment un angle qui augmente au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre des annuaires, explique Jean-Francis Bloch. En raison de cette courbure, chaque feuille exerce sur la suivante une pression croissante. Il s’ensuit que la somme des forces de frottement augmente exponentiellement avec le nombre des feuilles, qui se comportent alors comme des pinces. » Ce phénomène d’amplification géométrique explique également la résistance exceptionnelle de nœuds tels que celui de Cabestan, nœud autobloquant utilisé pour fixer définitivement l’extrémité d’un cordage.
Au-delà de l’aspect ludique de cette étude, ces résultats devraient permettre de comprendre les comportements mécaniques de systèmes entremêlés plus complexes, comme les fibres textiles ou musculaires. Pour les chercheurs, l'intérêt réside aussi, à terme, dans la conception de nouveaux matériaux biomimétiques.

*Chercheurs du Laboratoire de physique des solides (CNRS/Université Paris-Sud), du Laboratoire Gulliver (CNRS/ESPCI ParisTech), du Laboratoire laboratoire 3SR -Sols, Solides, Structures - Risques (CNRS/Grenoble INP) et de l'Université McMaster au Canada

Référence : The Strength of Interleaved Phonebooks Explained ; Hector Alarçon, Thomas Salez, Christophe Poulard, Jean-Francis Bloch, Elie Raphaël, Kari Dalnoki-Veress, et Frédéric Restagno.
Physical Review Letters, 116, 015502 (2016)